We are the children of the 80's

Publié le par Yohann ABIVEN

Nous sommes vos enfants. Il y a presque quarante ans, vous prétendiez changer la vie, et puis vous vous êtes adaptés, sans doute à regret. On n'abandonne pas si facilement l'utopie qui faisait écrire sur les murs de la Sorbonne "On ne tombe pas amoureux d'une courbe de croissance" pour boursicoter ou engranger dans son épargne-retraite. Euphoriques, vous aviez creusé des béances que, pragmatiques, vous avez ensuite comblées... pour vous. Exclusivement. Ceux d'entre vous passés aux manettes se sont souvenus que charité bien ordonnée commence par soi-même, mais cela ne les empêchait pas, un peu de buée dans les yeux, de déclamer aux échéances électorales l'insertion des jeunes comme "impératif national". Pendant ce temps, nous, on avait le choix - le terme est impropre : pour les mieux dotés familialement, les bancs de la classe puis de l'université pour se préparer au déclassement et au "deuil des aspirations" ; pour ceux qui, petits, n'avaient pas de logiciels socio-éducatifs et de séjours linguistiques, le marché du travail, avec une file d'attente où inévitablement ils se faisaient doubler. Subrepticement, l'idée s'est infiltrée que, pour celles et ceux qui piétinaient comme technicien de surface bac + 5 et polyglotte ou comme "BNQ" (bas niveaux de qualification), il fallait : 1) les responsabiliser, 2) les rendre responsables de leur sort, 3) les désigner comme coupables. Progressivement aussi, il a fallu accepter que, "la vie étant ainsi", c'en était fini des glorieuses, que c'était les piteuses, que le temps s'était et accéléré - être réactif, à l'affût, en perpétuelle tension - et rétréci. La fenêtre de l'"employabilité" devenait une lucarne : pas assez d'expérience ou trop d'expérience. A l'intérieur du temps, tout changeait également. Il fallait enterrer l'espoir d'une carrière et "apprendre à gérer des discontinuités". Les administrations où vous construisiez les discours qui deviendraient force d'évidence parlaient d'"emplois durables". C'est-à-dire six mois ou plus. Pour nous, tout au long des longues années d'insertion, cela signifiait une interminable - en un et deux mots - succession de six mois. Pour vous, ça n'était pas le cas. Entraînés, dans votre jeunesse, à la lutte des classes, il vous a suffi d'ériger d'autres barricades pour vos places. Un transfert de savoir-faire, somme toute. Et pourtant il aurait suffi de peu, d'une interversion entre vous et nous, juste pour essayer, pour que votre langage de raison soit sérieusement ébranlé : supposons un instant que tous les mandats des politiques et que tous les contrats de travail des hauts fonctionnaires soient ramenés à six mois..., entendrait-on la même conviction parler d'"emplois durables" ? Biberonnés à l'utopie, vous avez ensuite gueuletonné tout en nous mettant au régime sec. A l'échelle de l'histoire humaine, vous êtes la première génération s'employant avec autant de persévérance et de réussite à contrarier l'accès à l'adultéité de sa progéniture. Comprenez-nous, le contrat première embauche (CPE) n'est pas qu'un contrat de plus à ajouter à la longue liste des acronymes des politiques de l'emploi. S'il n'était que cela, nous aurions vécu trente années ininterrompues d'occupation universitaire. Il est l'illustration d'un désenchantement auquel il faudrait s'abandonner, voire même dont il faudrait se féliciter : deux ans d'incertitude vaudraient mathématiquement mieux que la probabilité des "formes particulières d'emploi". Raisonnant ainsi, on a déplacé les termes du débat, évacuant pour nous la temporalité sur laquelle vous avez pu, vous, construire. Il reste, vous en conviendrez, beaucoup à combler dans vos béances creusées il y a quarante ans. C'est pourquoi l'enjeu du CPE n'est pas qu'entre nos mains. L'enjeu est celui d'une société dont vous n'êtes pas partis et dans laquelle nous entrons. Il oppose d'un côté ce qui se présente comme un pragmatisme, mais qui n'est une rémission au marché "pur", et de l'autre la vertu ou, soyons modestes, une conception qui semble de plus en plus audacieuse : ne pas perdre sa vie à la gagner, comme le disait quelqu'un que vous avez beaucoup lu et commenté (Marx). Et, pour cela, la seule chose à faire est de civiliser l'entreprise, comme l'écrivait Dominique Méda, puisque "c'est évidemment aux entreprises d'être subordonnées à la société, et non le contraire".

PHILIPPE LABBÉ Article paru dans Le Monde du 21.03.06

 

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